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Je m’appelle Anne-Marie, j’ai cinquante-et-un ans et je suis une survivante d’inceste.

Je viens d’une famille d’immigrants où régnaient la violence et les menaces. Une famille très dysfonctionnelle avec une mère froide qui ne me voulait pas et un père qui a commencé à m’agresser lorsque j’avais seulement cinq ans.  J’ai une sœur et un frère plus vieux que moi. Ma sœur a maudit le jour où je suis née, car elle n’était plus la princesse à mon père.

Toute jeune ma mère ne s’occupait pas de moi, c’était ma sœur et très jeune j’ai été socialisée (moi je dis « programmée ») à me taire, pas le droit de parler, pas le droit de pleurer et surtout ne pas déplacer d’air. Alors moi petite fille qui a peur de tout et de tous, j’ai un père violent et manipulateur qui a commencé à abuser de moi alors que je n’avais que cinq ans. Il y avait quand même des moments où il était très gentil et il s’occupait de moi et me montrait plein de belles choses comme à aimer les animaux et la nature.

Je ne veux surtout pas défendre mon père l’agresseur, mais ma mère, ma sœur et mon frère ne s’occupaient pas de moi et lui par contre il me donnait de l’attention même si c’était de très mauvaises choses qu’il me faisait. Au moins lui il s’occupait de moi, c’est du moins ce que mon cœur de petite fille ressentait. Mais d’un autre côté je le détestais parce qu’il était très violent et faisait beaucoup pleurer ma maman. J’ai grandi dans cette maison malsaine, mais c’était la seule maison que j’avais.

Un jour, j’ai rencontré des intervenants et des policiers et je leur ai dit : « On m’a toujours dit pourquoi tu n’as rien dit, pourquoi tu n’as rien fait ? » Voulez-vous je vous dise pourquoi je n’ai rien dit ? Bien c’est mon papa, je suis une enfant, il m’aime mal, mais il m’aime. Je ne peux pas le dire, car ils vont prendre mon papa, je vais perdre la seule famille que j’ai, car étant issue d’une famille d’immigrés je n’ai personne d’autre et franchement je suis une petite fille et je l’aime mon papa…

Alors j’ai grandi dans cette famille très malade. J’étais une enfant très gênée et j’avais peur de tout. À l’âge de douze ans, j’ai commencé à fumer la cigarette et à consommer de l’alcool et de la drogue. J’ai eu beaucoup de chums, mais quand ça devenait trop sérieux et bien pouf je laissais mon chum.

À quatorze ans je prenais de l’acide à l’école et je coulais tous mes cours.

À quinze ans j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari. Il avait dix-huit ans, il avait une job et une auto. Il était mon sauveur. C’est sûr que plus le temps a passé et plus il avait envie qu’on fasse l’amour et j’en étais incapable. Alors je lui ai avoué ce qui se passait chez moi. Il ne l’a pas très bien pris, il était plutôt fâché il m’a dit : « Tu dois le dire. »  J’avais très peur, je ne voulais pas que ma maman ait de peine, car moi à 15 ans je cherchais encore son amour.

Alors on a décidé de parler à ma sœur qui m’a dit qu’on irait voir maman ensemble. Je tremblais, j’avais honte, ça faisait 10 ans que ça durait. J’avais très honte. Ç’a pris tout mon courage. Ma mère n’a rien dit. Elle s’est levée, elle est allée voir mon père, elle lui a pris doucement le bras et lui a dit de ne plus faire ça, ok !

Wow wow wow quelle trahison !

Alors je consommais toujours, je devenais effrontée à la maison. J’ai fait des vols à l’étalage. Alors mon chum (qui est aujourd’hui mon mari) m’a dit : « C’est moi ou la drogue, fait un choix ». Je ne voulais pas le perdre alors j’ai arrêté de consommer. Ma famille ne l’aimait pas.

La première fois que je l’ai amené chez moi, ma mère lui a dit qu’avant d’immigrer au Canada elle a trop fêté et elle est tombée enceinte de moi.  Elle est allée voir le docteur qui lui a donné quelque chose pour déclencher ses règles, mais ça n’a pas marché et elle a dit à mon chum que ça devait être pour ça que j’étais « nounounne ». C’était la première fois que mon chum a rencontré ma famille, WOW ! Alors le « traîtage » de noms à la maison était de pire en pire.

À 18 ans mon père m’a dit que mon chum était un trou de cul et moi une salope parce que je couchais avec.

C’était assez ! Je lui ai donné un coup de poing au visage. Je suis partie vivre en appartement avec mon chum. J’avais 18 ans avec la maturité d’une fille de 12 ans.

Je ne pouvais rien dire à mon chum parce qu’il ne comprenait pas que je n’ai pas dénoncé. J’ai donc enterré tout ça et j’ai fait comme si ce n’était pas grave.

J’étais très bonne là-dedans. Pendant toute ma vie j’ai fait de la dissociation, je m’échappais dans ma tête, je rêvais au prince charmant qui venait me chercher pendant les agressions et les épisodes de violence. Oui je baisais avec mon chum et je dis bien je baisais et non faire l’amour. Je lui faisais plaisir pour pas qu’il me laisse… oui des fois j’avais des jouissances, mais pas souvent. Alors je faisais mon rôle de bonne petite épouse et je faisais mon devoir.  J’ai eu quatre enfants.

Mon mari sortait et buvait beaucoup et puis, il a commencé à avoir un problème de gambling.

Mais moi je suis qui ?

Je suis la femme à François

La mère de…

La sœur de…

Mais je ne suis pas moi.

Je m’occupe de mes enfants du mieux que je peux.

Je suis souvent seule, on déménage souvent. On se fait couper l’électricité, on manque de nourriture, etc.

Mais je l’aime (du moins je crois). Je ne vais jamais à la coiffeuse, je porte des joggings et des vêtements amples. Je fume comme une cheminée. J’ai une sœur qui m’abaisse toujours et je la crois. Je fais des pirouettes afin que ma mère voit que j’existe. Je parlais même à mon père. Puis, ils sont retournés dans leur pays d’origine. Je suis très seule, je déteste le monde entier, j’haïs tout le monde qui m’a fait du mal.

Une belle-mère alcoolique et méchante, une belle-sœur très jalouse, car son père m’a acceptée dans la famille et j’en passe. Quand mon beau-père est décédé, ils m’ont fait assoir dans le fond de l’église et elles m’ont dit que je n’étais pas de la famille et mon mari n’a rien dit. J’étais enceinte de mon troisième. Tu sais je pourrais te parler pendant des heures.

À 42 ans j’ai quitté mon mari et mes enfants, j’ai tout abandonné et je suis partie à Granby. Mon mari est venu me chercher, il pleurait beaucoup je suis revenue.  J’ai passé deux semaines à me bercer dans mon lit à pleurer.

J’ai décidé d’appeler le CALACS.

Sais-tu que ça été la meilleure chose que j’ai faite.

Quand j’ai été rencontré Carole, je voulais me cacher littéralement et elle l’a remarqué, je ne voulais pas qu’elle me regarde.  Elle m’a demandé : « Pourquoi es-tu ici? » Je lui ai dit que j’étais tannée d’exister, que je voulais vivre, sortir de ma tête arrêter de penser et de broyer du noir.

J’ai eu quelques rencontres avec elle et elle m’a suggéré le groupe de soutien parce que dans les rencontres individuelles c’était difficile pour moi parce que je ne voulais pas qu’elle me regarde.

Quand j’ai commencé le groupe, je demeurais à Brossard et je ne conduisais pas. Je prenais l’autobus de Brossard jusqu’au terminus Bonaventure à Montréal, là je prenais le métro jusqu’à Angrignon et l’autobus jusqu’à Châteauguay et le soir après le groupe je retournais à Brossard.

J’avais très peur, je n’ai jamais été nulle part sans que mon mari me tienne la main et me dise quoi faire, j’avais peur de me perdre. Mais d’un autre côté, mon mari n’étant pas souvent à la maison, ma maison était devenue ma prison je n’avais pas de vie. Alors en prenant l’autobus et le métro j’aimais ça. Je lisais et je complétais mes documents pour le groupe. WOW j’étais capable.

Ma première année je n’ai pratiquement rien dit dans le groupe. Je faisais mon tour de parole en quelques minutes et le reste du temps, j’écoutais les autres tout en dessinant et Carole respectait ça !

La deuxième année que j’ai fait le groupe, elle m’a demandé si j’étais d’accord qu’elle dise aux autres femmes présentes que même si je dessinais et que je pouvais donner l’impression de ne pas écouter, il n’en était rien. Elle leur a dit : Anne-Marie parle peu, elle dessine, mais elle vous écoute. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas intéressée. C’est juste que c’est difficile pour elle de parler et que les gens la regardent dans les yeux.

C’était la première fois de ma vie que quelqu’un me respectait et ne me jugeait pas. Elle m’a donné le temps dont j’avais besoin, elle m’a donné les outils pour avancer, elle m’a aidée à déprogrammer 42 ans de merde. Elle m’a permis de trouver qui est Anne- Marie, car je ne savais pas qui j’étais, je n’avais pas d’opinion et je n’avais jamais pris une décision par moi-même.

J’ai commencé à m’aimer, j’ai commencé à dire non aux gens qui profitaient de ma bonté. J’ai sorti de ma vie les gens qui me faisaient du mal. Je ne te dis pas que ç’a été facile, mais ça m’a fait du bien. Elle m’a appris à voler de mes propres ailes.

Les bonnes personnes dans ma vie sont restées et les mauvaises sont parties, car je ne faisais plus de pirouette pour me faire aimer.  J’ai appris à parler à mon mari et il a appris à m’écouter et à comprendre. Pour lui aussi ç’a été difficile. La fille qu’il a connue soumise et qui ne disait jamais rien n’était plus la même. Je te dirais qu’au début il en a bavé, car je suis passé d’un extrême à l’autre. Je suis passée de la fille qui ne dit jamais rien à la fille qui répond à tout, genre action-réaction.

Ça m’a pris quelque temps pour m’ajuster. J’ai participé durant 4 ans au groupe de soutien. Pour moi le CALACS m’a donné la vie. Aller au CALACS c’est revenir à la maison, c’est la première place ou j’ai été respectée, j’ai été crue et personne ne m’a jugé.

Puis on m’a approchée pour savoir si je voulais faire partie de la collective qui est une instance qui administre le CALACS. Cela m’intéressait, mais j’avais peur. N’oublie pas que j’ai été toujours une petite fille qui n’a pas maturé.

Mais j’ai quand même accepté !

Aujourd’hui ça doit faire environ huit ans que j’en fais partie. Il y avait beaucoup de choses et des mots que je ne comprenais pas. Mais elles me les ont expliqués et si j’avais des questions, je ne me sentais jamais jugée. Je grandis là-dedans.

Avec mon mari c’est sûr que ça va 100 fois mieux. J’ai été capable de faire l’amour avec lui, lui dire ce que j’aime et SURTOUT ce que je n’aime pas et ce que je ne veux plus. On a appris à faire l’amour et non baiser. On prend du temps pour nous, ce qui est très important. J’ai fait le ménage de mon sac à dos qui était tellement plein de merde qu’il n’y avait plus de place pour rien d’autre. J’ai appris à ressentir mes émotions, car en faisant de la dissociation je ne ressentais rien. Ce qui fut très dur, mais en même temps un grand soulagement.

Tu sais quand on brasse de la merde, ça pue, mais après on est libérée. Tous ces secrets sont très lourds à porter, toute cette culpabilité nous hante, toute cette honte nous gruge. Une peine partagée est une peine diminuée de moitié.

On nous a volé notre enfance. Ils ont littéralement « fucké » notre vie. Mais sais-tu quoi? Nous sommes des femmes fortes. Nous sommes des survivantes. Nous sommes importantes. Nous avons le pouvoir et le choix de changer les choses.  J’ai passé ma vie dans l’inaction, car c’était du connu. J’ai tellement attendu toute ma vie que le bonheur vienne cogner à ma porte et bien il n’est jamais venu.

Dans l’action ma vie a changé.

J’ai pleuré mes peines, j’ai crié mes colères et j’ai fait mes deuils. J’ai coupé les ponts avec ma famille.

J’ai bientôt 52 ans et j’ai fait un bon bout de chemin et j’en suis fière. Un pas à la fois à mon rythme. Je ne te dis pas que ma vie est parfaite, mais je suis heureuse. J’ai arrêté de chercher à me rappeler. Je me dis que la dissociation m’a sauvé la vie quand j’en avais besoin. Et c’est correct comme ça. Je n’oublierai jamais le mal qui a été fait, mais j’ai fait la paix avec et j’ai appris à vivre avec. Surtout mon passé a arrêté de me hanter.

Une dame dans un groupe m’a demandé : « Tu ne t’ennuies pas de ta mère ? » (car mon père est décédé)

J’ai dit non, je ne m’ennuie pas de ma mère. Je m’ennuie d’avoir une mère comme j’aurais aimé avoir, mais je ne m’ennuie pas de ma mère telle qu’elle est. Alors voilà, un jour à la fois. À ton rythme tu peux y arriver. Tu peux reprendre possession de ton corps, tu peux apprendre à t’aimer, car tu le mérites.

Mais le plus important c’est de t’aimer et le reste viendra tout seul. J’ai fait des choses depuis que je fais partie du CALACS que jamais je n’aurais osé penser accomplir.

Je suis devenue Anne-Marie !

Avec une identité, une personnalité et une opinion. Tout ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, il faut prendre le temps de se consoler et de réparer toutes ces années accumulées, mais câline que j’en valais la peine.

Nous en valons toute la peine. Tu n’es pas seule là-dedans, tu es à la bonne place même si ça semble dur et ça risque de l’être, tu en vaux la peine et tu es importante !

Tu sais, tu es à la bonne place, tu es en sécurité et tu vas pouvoir aller de l’avant. Crois-moi, ta vie va changer.

Prends soin de toi XXX

Anne-Marie, survivante