Tiré de l’Infolettre de la Gazette des femmes du 25 mars 2015
Par Martine Delvaux, 16 mars 2015
Nous avons connu, l’automne dernier, l’affaire Ghomeshi, #AgressionNonDénoncée, la commémoration du massacre de Polytechnique. Nous avons vu, aussi, à la cérémonie des MTV Video Music Awards, clignoter de tous ses feux le mot Feminist derrière la chanteuse Beyoncé.
Nous avons entendu le discours d’Emma Watson devant l’ONU au nom du programme HeForShe. Au milieu de cette immense vague féministe, des hommes, connus et moins connus, se sont empressés de clamer, dans l’espace public et sur les réseaux sociaux tout comme dans la vie privée : « Mais moi, je suis féministe. » Notre collaboratrice, Martine Delvaux, réfléchit à la question des « hommes féministes ».
Pendant qu’un chœur de femmes s’élevait pour dénoncer la violence contre les femmes, montait un chœur composé d’autres voix venues les encourager, les apaiser, les défendre, mais aussi, peut-être surtout, se défendre, crier haut et fort que tous les hommes ne sont pas sexistes et misogynes, et surtout, surtout, pas ces hommes-là. On a voulu, à tout prix, nous convaincre que non seulement on se battait avec nous, qu’on pouvait nous sauver, mais qu’en réalité, on n’était responsable de rien. Qu’au pire, on était des témoins innocents. Parce qu’on est pour l’égalité des femmes, et on insiste en ajoutant : vraiment. On dit : Je suis vraiment féministe.
« Être un homme féministe, est-ce que ce n’est pas, d’abord et avant tout, être capable de se regarder en face et de reconnaître sa propre responsabilité, peut-être même en silence, pour ensuite, peut-être, vraiment changer? »
— Martine Delvaux
Pourtant, dans le même élan, devant ce mot terrible qui a été utilisé de part et d’autre, et pour une fois sans honte et sans timidité, ce f*** word qu’est le mot féministe (pour le dire comme la journaliste Sue Montgomery dans son discours du 6 décembre dernier), on brandit le bouclier de l’humanisme. Il vaudrait mieux parler d’humanisme que de féminisme puisqu’il est question d’égalité, et parce que ce mot, féminisme, évoque nécessairement l’idée d’une lutte, d’une guerre entre les sexes au terme de laquelle on a l’impression que ce sont les femmes qui veulent sortir vainqueures. Je me demande si on ne brandit pas le visage de l’humanisme non seulement pour noyer le poisson et retirer sa spécificité à l’expérience des femmes (quelles qu’elles soient), mais en quelque sorte pour nous sidérer, et peut-être aussi pour nous replonger dans cette condition qu’on connaît intimement, la honte, en faisant mine de révéler nos véritables intentions. Dans le but de nous faire taire en opposant à notre révolte la neutralité de la bienséance, des bonnes pensées, l’élégance, la courtoisie, la galanterie de ceux qui parlent au nom de toute l’humanité et non pas au nom d’une seule moitié. On nous place devant ce mot, humanisme, pour que notre propre image nous effraie : nos visages de femmes diaboliques qui ne veulent, au fond, que le gros bout du bâton. Et pour nous prouver que nous n’avons pas raison, on nous mitraille d’une série de commandements, d’impératifs nous dictant comment faire pour que notre mouvement soit ouvert, juste, équitable, inclusif, pacifiste, c’est-à-dire comment faire pour qu’il ouvre grand les portes à ceux qui s’en sentent exclus : les hommes. Ainsi, cette révolution conviendra non seulement parce qu’elle les inclura mais parce qu’elle ne demandera rien, et surtout pas aux premiers concernés de changer. Parce qu’au bout du compte, ce qu’on veut vraiment, c’est que les acquis ne soient pas mis en danger, le privilège, le confort, la propriété, le pouvoir, savoir qu’on peut compter sur le fait que les choses seront telles qu’elles ont toujours été.
Mais les hommes féministes, ceux dont on pourrait dire qu’ils le sont vraiment, est-ce que ce ne sont pas ceux qui acceptent de sacrifier certains privilèges, de laisser la place aux autres (en l’occurrence, aux femmes) et de faire œuvre d’humilité? Est-ce qu’ils ne sont pas ceux qui sont capables d’attendre un peu avant d’ouvrir la bouche pour s’assurer que celles avec qui ils parlent ont bien fini de parler? Ceux qui cessent de couper court à une conservation qui porte sur les droits des femmes ou sur la violence qui leur est faite quotidiennement par des hommes, qui ne se bouchent pas les oreilles ni les yeux et acceptent d’entendre sans encore une fois détourner l’attention? Ceux qui arrêtent de nous dire ce qu’au fond on dit vraiment et aussi ce qu’on devrait dire, et comment? Ceux qui, au lieu de douter de ce qu’on raconte, nous font confiance d’emblée et croient ce qu’on dit à propos de ce que c’est que de vivre en tant que femme dans notre société? Ceux qui cessent de répliquer immédiatement, avant même qu’on ait avancé de quelques pas dans une démonstration, en disant que les hommes souffrent eux aussi, que les statistiques le montrent et que ça ne sert à rien de distinguer entre les hommes et les femmes, ce qui est une autre façon de nous placer tous sur un pied d’égalité et en même temps de nous faire comprendre que notre lutte est inutile, voire insensée?
Les hommes féministes ne pensent pas que les féministes parlent toujours de tous les hommes en même temps, comme si tous les humains du même sexe étaient mis dans le même panier. Ils ne pensent pas que les féministes haïssent les hommes, ce qui est une autre façon de ne pas se sentir concerné et de réduire l’engagement politique à un affect antidémocratique. Ces hommes-là ne se voient ni comme les chevaliers servants du féminisme, ni comme leurs nouveaux présidents. Ils ne pensent pas que c’est aux féministes de faire une place aux hommes, que c’est à elles de les inviter officiellement. Ils ne pensent pas que c’est à elles de leur apprendre le b.a.-ba du féminisme, de s’occuper d’eux, de les éduquer et de les soigner, façon de les domestiquer (elles, mais aussi leur colère féministe) en les amenant à occuper encore et toujours les rôles traditionnels de la mère, de l’enseignante et de l’infirmière. Plutôt, ces hommes-là se mettent à agir en tant que féministes parce qu’ils y croient, parce que c’est une évidence qui leur saute aux yeux et que l’égalité est une priorité, même si c’est aux dépens de leurs intérêts, sociaux, culturels, financiers. Ils se mettent à être féministes, tout simplement, et tout seuls comme des grands.
Parce que pour être un homme féministe, ce n’est pas nécessaire d’apparaître sur la place publique pour se déculpabiliser, pour tenir un discours, écrire des lettres qui, au passage, égratignent, voire attaquent les femmes et les féministes. Être féministe, est-ce que ce n’est pas accepter d’être un véritable allié, c’est-à-dire jouer un rôle de soutien, travailler dans l’ombre comme les femmes le font depuis des milliers d’années, écouter, entendre et ensuite parler? Se mettre au service d’une cause? Être un homme féministe, est-ce que ce n’est pas, d’abord et avant tout, être capable de se regarder en face et de reconnaître sa propre responsabilité, peut-être même en silence, pour ensuite, peut-être, vraiment changer?