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Nos mécanismes de défense

Le terme « défense » évoque l’idée de protection face à une situation menaçante. On peut penser spontanément aux conflits internationaux qui nécessitent la mise en place de stratégies défensives. Mais, à l’intérieur de soi, quel territoire doit-on défendre ? En fait, on protège ce qu’il y a de plus précieux en soi : le sentiment d’intégrité, l’estime de soi, l’image positive des êtres qui nous sont chers. Il arrive toutefois que le système de défense devienne lourd à porter : ce qui au départ devait être un instrument de protection devient un peu une prison qui nous enferme dans un fonctionnement répétitif. On entend d’ailleurs souvent des expressions évoquant cette idée de carapace ou de façade pour exprimer le sentiment qu’ont parfois les gens d’être coupés d’eux-mêmes ou privés de relations interpersonnelles satisfaisantes. Vous êtes-vous déjà ainsi sentie poussée à poser des gestes impulsifs dans lesquels vous ne pouviez plus vous reconnaître par la suite ? Vous arrive-t-il de réagir avec excès à une situation qui lorsque vue d’un œil objectif, est relativement simple ? Avez-vous parfois l’impression que vos relations tendent à se ressembler ou à se terminer de façon insatisfaisante ?

 

De bouclier à forteresse

Chaque personne a un mode de défense qui lui est propre et qui fait partie intégrante de son style de personnalité. C’est un processus qui agit de façon automatique et inconsciente, en vue de dégager l’individu d’un état de tension interne. Les mécanismes de défense agissent un peu comme un bouclier permettant à l’individu de se préparer à affronter des situations difficiles et d’écarter certains stimuli susceptibles de provoquer en lui un débordement.

Les manœuvres défensives se mettent en branle lorsqu’un événement, une idée ou une émotion dans le présent viennent éveiller des situations passées oubliées et menacent de rouvrir de vieilles blessures. De telles blessures, chacun en porte en soi. On peut penser par exemple à tous les besoins ou désirs d’enfants restés inassouvis, aux nombreuses séparations et pertes qui n’ont pu être assumées, aux conflits internes restés en suspens… Plus nombreuses ou profondes sont ces plaies et plus l’armure défensive doit être rigide pour les maintenir à distance. De bouclier pouvant être levé ou abaissé aisément pour permettre une liberté d’action, le système de défense risque alors de devenir forteresse. En fait, la souplesse des mécanismes de défense s’évalue à l’importance de l’élément déclencheur : alors qu’il et pertinent de réagir à une situation menaçante par l’attaque ou l’évitement, une même réaction devient moins appropriée quand le stimulus présente peu de dangers réels. C’est un peu comme de revêtir une cuirasse avec casque et épée… pour affronter une araignée ! Ce n’est donc pas la situation en elle-même qui éveille tant d’émoi, mais plutôt ce qu’elle évoque en soi.

 

Un obstacle dans le rapport à soi et aux autres

L’emploi de mesures défensives, quelles qu’elles soient, entraîne nécessairement une perte dans la connaissance de certains aspects de soi ou du monde extérieur. En réponse à un débordement émotionnel, l’évanouissement représente l’ultime réaction et permet de comprendre le fonctionnement des manœuvres défensives : il s’agit là d’éteindre toute perception de manière à ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir. Le plus souvent, les défenses agissent de façon plus circonscrite. Parfois, ce sont les réponses émotionnelles qui sont esquivées ; qu’il s’agisse d’émotions dites négatives comme la colère, l’envie, l’humiliation, la culpabilité, le sentiment de vide intérieur ou parfois même des élans positifs comme le plaisir ou l’attraction. Sont également mises au rancart certaines idées qui amèneraient l’individu à se sentir trop incorrect s’il se permettait de penser, par exemple, à l’envie destructrice qui le saisit devant la réussite d’un ami. Les souvenirs sont aussi parfois relégués aux oubliettes lorsqu’ils ont le pouvoir de rappeler des moments douloureux de manque ou de trop-plein. Il arrive en outre que les défenses agissent sur la perception de la réalité extérieure. C’est le cas notamment lorsque nous interprétons mal un événement ou un geste d’un membre de l’entourage.

De ces pertes de connaissance résulte le maintien de certaines illusions qui ne permettent pas toujours de s’ajuster aux contraintes de la réalité. À force d’être blindé contre ce qui pourrait le toucher, l’individu se voit également limité dans ses possibilités de ressentir. Il se prive de réponses spontanées et authentiques aux situations quotidiennes. Certaines personnes ont ainsi un si grand besoin de préserver une image positive aux yeux des autres, quelles ne se demandes plus si elles sont bien dans leur façon d’être. Quand l’armure se fait trop lourde, le fonctionnement risque aussi de devenir mécanique et répétitif : ce sont souvent les mêmes thèmes et les mêmes peurs qui reviennent, la même façon de voir le monde extérieur et d’entrer en relation. En conséquence, la communication interpersonnelle est souvent brouillée.

 

Des exemples qui parlent d’eux-mêmes

Les exemples sont très nombreux pour illustrer la diversité des mécanismes de défense que nous utilisons tous à un moment ou un autre. Une même situation, un conflit avec une personne d’autorité par exemple, appelle diverses réactions en fonction du mode de défense de chacun. Nous pouvons penser à l’employée qui se soumet à l’attitude autoritaire d’un patron pour ensuite déplacer sa colère en la déversant sur le premier venu. Ici, ce n’est pas tant la colère qui est esquivée, mais plutôt le rapport conflictuel à l’autorité ou encore la difficulté à régler des conflits avec les personnes concernées. Certains auraient plutôt tendance à réagir en devenant très rationnels pour éviter de sentir leurs émotions. Ces personnes sont expertes dans l’art d’expliquer le point de vue des différents protagonistes au détriment du contact avec leurs propres réactions affectives. Plutôt que de prendre le risque de montrer leur colère ou leur insécurité, d’autres peuvent devenir extrêmement polis et aimables dans une même situation. Ces personnes se sentent souvent poussées à exagérer l’attitude inverse de ce qu’elles ressentent : plus elles sont fâchées et plus elles deviennent gentilles, plus elles ont besoin de plaire et plus elles se montrent modestes, ce qui les laisse souvent avec un arrière-goût de malaise et de frustration. Devant un conflit, d’autres sont amenés immédiatement à se demander « à qui la faute? ». Ceux-ci ont en effet besoin de trancher leur vision du monde et eux-mêmes en bon et en mauvais, ce qui laisse peu de place pour l’ambivalence. Il en découle des relations où l’autre est idéalisé ou détesté, et il arrive fréquemment que cela bascule d’un pôle à l’autre au moindre conflit. Par ailleurs, certains pourraient imaginer que c’est seulement l’autre qui est en colère, et de là se faire tout un scénario sur ce qui est perçu désormais comme n’appartenant qu’à l’autre. C’est là un exemple de projection qui amène l’individu à voir à l’extérieur de lui les idées, émotions ou impulsions qu’il ne souhaite pas reconnaître en lui-même. D’autres encore pourraient faire tout simplement comme si la situation conflictuelle était inexistante. Il en est ainsi, chez certains étudiants, de la propension à sous-estimer les échéances et à fonctionner comme si tout était maîtrisé, alors que survient la panique au moment où la confrontation avec la réalité devient inévitable. Une autre façon de contourner le conflit serait de se mettre à poser des gestes concrets pour éviter de penser à ce qui est dérangeant. Manger pour ne pas sentir la frustration, noyer sa peine dans l’alcool ou les drogues, se dépenser dans le travail, les sports ou les sorties sociales de façon excessive sont tous des exemples de conduites qui peuvent revêtir une valeur défensive.

 

Quelques pistes d’exploration

Bien qu’elles soient parfois démesurées par rapport à la réalité, les manœuvres défensives ne sont jamais superflues en regard des conflits qu’elles sous-tendent. Plus l’armure est imposante et plus on peut penser en effet qu’elle recouvre une zone de fragilité importante. S’autoriser à le reconnaître, c’est déjà faire un premier pas vers le changement. À partir de là, il devient possible de prendre conscience du caractère automatique de certaines réactions et ainsi de développer un regard critique sur soi. Même si le processus de défense est largement inconscient, il laisse un certain nombre de traces qui trahissent son passage et qui peuvent s’avérer utiles dans un travail de prise de conscience. On n’a qu’à penser aux sentiments résiduels désagréables ou au malaise diffus qui subsiste à la suite de situations en apparence peu conflictuelles. Certains lapsus ou actes manqués, comme par exemple des retards répétés, les idées obsessionnelles qui reviennent de façon lancinante, certains thèmes manifestés dans les rêves ou dans les fantasmes, sont autant de traces de ce qui a été effacé de la conscience, mais qui émerge néanmoins sous une forme déguisée.

Ces quelques pistes d’exploration ne constituent certes pas un moyen radical de changement, mais elles permettent de retrouver graduellement la connaissance de certaines parties de soi.

 

 

Source : Bulletin du Service d’orientation et de consultation psychologique

                Université de Montréal
                Vies-à-Vies
                Volume 7 – Numéro 2
                Octobre 1994